Le passage du « temps pour moi » au « temps pour nous » a ouvert la voie à une nouvelle génération dynamique de « mamans managers ». L’évolution du rôle des pères, les avancées sociales et politiques mais aussi les innovations technologiques ont accompagné ces transformations. Mais quelles sont ces évolutions ? En quoi la répartition du temps des femmes européennes d’aujourd’hui est-elle différente de celle de leurs propres mères ? Quel est leur rapport au temps : temps pour elle, temps pour leur famille, temps consacré à leur vie professionnelle ? Quelles grandes différences subsistent au sein des pays européens ? Quelles tensions existent ? Réponses en quelques points, avec l’éclairage de Serge Hefez.
La définition du temps libre est devenue « du temps pour nous », et non « du temps pour moi » !
L’étude met en évidence le fait que les mères européennes d’aujourd’hui disposent en moyenne de seulement 48 minutes par jour de « temps libre » (temps où il n’y a pas d’obligation immédiate à se consacrer à un travail rémunéré, à l’éducation des enfants ou aux tâches ménagères). Les mères françaises disposent en moyenne de moins de 38 minutes par jour de « temps libre ».
Le « temps libre » est plus restreint dans les pays confrontés aux difficultés économiques les plus importantes. Les mères espagnoles et grecques se placent dans les dernières positions avec seulement 39 minutes par jour chacune, suivies de près par l’Italie (41 minutes). Les mères finlandaises sont celles qui disposent le plus de temps libre avec 69 minutes par jour.
L’âge et le nombre d’enfants est évidemment un critère important à prendre en compte: une mère européenne qui a un enfant de moins de 3 ans dispose de 28 minutes pour elle par jour alors qu’une mère d’enfants âgés entre 11 et 13 ans a 49 minutes. En revanche, la différence entre un enfant unique et 3 enfants, n’est pas flagrante : une mère de 3 enfants dispose de 31 minutes, alors qu’une mère d’un seul enfant bénéficie de 44 minutes.
Eclairage de Serge Héfez :
« Dans une très jolie nouvelle de Virginia Woolf, une femme de la bonne société anglaise du début du XX° siècle se sent gagnée par un bizarre vague à l’âme. Si je ne me définis plus, pense-t-elle, comme celle que j’ai toujours été, la fille obéissante, l’épouse fidèle, la mère de famille accomplie, la maîtresse de maison modèle, qui suis-je ? Au-delà des codes et des rôles, qui est la véritable Emma, quelle est donc ma « vraie » nature ? Elle se retire alors tous les jours entre 16 heures et 17 heures dans une chambre d’hôtel et, en buvant son thé, se plonge dans les abîmes d’une réflexion dont elle ne sortira pas indemne…
Sans s’en douter, l’héroïne de notre célèbre romancière inaugure une interrogation qui va aller en s’amplifiant tout au long de ce XX° siècle d’individualisation des individus et d’autonomisation des femmes : quelle est notre personnalité la plus véridique, comment suivre notre véritable désir, comment gagner en accomplissement et conquérir une bonne estime de nous-mêmes ?
C’est dans un indispensable temps pour soi qui n’est ni le temps de la travailleuse, ni celui de la compagne, de la mère ou de la ménagère, bref celui de l’ensemble des rôles sociaux qui fondent notre identité, que les femmes ont conscience de pouvoir réaliser ce travail psychique de réflexion, celui de se regarder, de se consacrer à soi-même, de ne rien faire, de se sentir tout simplement exister… Il est bien court, ce temps, pour réaliser une tâche aussi fondamentale ! »
En Europe, les mères consacrent en moyenne plus de quatre heures par jour à leurs enfants dans des activités telles que la lecture, l’écriture, les jeux, etc. Les mères grecques consacrent à cette activité cinq heures par jour alors que les mères danoises arrivent à la fin du classement avec trois heures par jour. Il arrive même pour 54% des mères européennes qu’elles choisissent de passer leur temps libre avec leurs enfants. Seulement 17% d’entre elles consacrent ce temps à s’occuper d’elles.
Le temps de travail a forcément aussi une forte influence dans cette estimation de « temps libre » des femmes. Un point important à relever en France, où près des deux tiers (65 %) des mères ayant au moins un enfant âgé de moins de 15 ans ont un emploi. Le taux d'emploi global des femmes françaises de 25 à 49 ans est de 78 %. Il est plus élevé que la moyenne européenne. Naturellement plus une mère travaille, moins elle a de temps pour elle. Par exemple : une maman qui travaille à plein temps dispose de 3 heures par semaine. Ce temps augmente seulement d’une heure pour une mère qui travaille à temps partiel.
De manière générale, le statut de la mère d’aujourd’hui montre un glissement du « temps pour moi » vers le « temps pour nous », puisque plus de la moitié des mères préfèrent passer le temps libéré grâce aux nouveautés produits et équipements ménagers avec leurs enfants, alors que moins d’une mère sur six se réserve du temps pour elle.
Eclairage de Serge Hefez :
« Du temps pour soi, certes, mais comment échapper à cette aporie que toutes les femmes connaissent admirablement : même si elles ont conquis de haute lutte leurs droits à l’égalité et à l’autonomie, c’est à travers leur accession à la conjugalité et à la maternité que nos sociétés continuent à les considérer comme des personnes à part entière ? Leur identité se construit davantage sur le « ET ET» que le « OU OU » : femme et travailleuse, femme et gardienne du foyer, femme et amante, femme et mère…Les femmes seules, les femmes qui n’ont pas accédé à la maternité savent à quel point elles continuent d’être suspectes, et pour les autres, le foyer est rarement le lieu du repos du guerrier qu’il continue de représenter pour leur conjoint. La culpabilité les guette en permanence si elles se sentent échouer dans cette quadrature du cercle de la « superwoman » : s’accomplir parfaitement dans sa vie professionnelle, conjugale, familiale, et…personnelle, un accomplissement personnel que beaucoup tentent péniblement de définir. Lorsqu’ils sont débarrassés de leurs obligations professionnelles et familiales, la plupart des hommes pensent à ce qu’ils vont pouvoir faire pour eux-mêmes, alors que bien des femmes vont s’interroger : que faire pour magnifier l’intensité de mon lien conjugal, comment permettre à mes enfants de s’épanouir davantage ? »
En 50 ans qu’est ce qui a changé ?
La perception des femmes sur le temps libre dont disposaient leurs propres mères montrent de manière générale à quel point les femmes européennes ont l’impression aujourd’hui de courir davantage après le temps que leurs mères. La Finlande est le seul pays où une majorité des mères a le sentiment d’avoir plus de temps libre par rapport à leur propre mère. En moyenne, dans toute l’Europe, seulement 41 % des femmes interrogées partagent cette opinion.
Les mentalités changent et le statut de la femme au foyer a considérablement évolué. La moitié des mamans d’aujourd’hui en Europe ont vu leur rôle traditionnel d’épouse et de mère changer radicalement pour celui, plus moderne, de « Manager de famille ».
Les mères d'aujourd’hui s'apparentent plus à des chefs de famille qu'aux femmes au foyer traditionnelles de la génération précédente. Le fait que ces mères s'identifient comme des « managers de famille » indique qu'elles considèrent encore que l'organisation familiale relève de leur responsabilité. Par ailleurs, de nouvelles exigences externes au foyer, souvent liées à l'emploi, ont transformé la façon dont les mères abordent leurs tâches domestiques. Aujourd'hui, les femmes doivent gérer davantage des tâches d’organisation et de logistique que des tâches domestiques quotidiennes. Une vraie mutation s’est opérée de la femme au foyer traditionnelle d’hier à la « maman manager » d’aujourd’hui.
Eclairage de Serge Hefez :
« Les femmes « manager de la famille », c’est incontestable ! Quel que soit leur investissement professionnel et leurs implications, elles se sentent dépositaires d’une responsabilité que leurs conjoints sont volontiers prêts à leur déléguer. Certes ils participent davantage, mais…ils « aident » … Reconnaissons toutefois qu’ils rencontrent parfois d’étonnantes contradictions : des jeunes pères expliquent qu’ils sont prêts à s’occuper activement de leurs enfants, mais ils ont des idées personnelles sur la manière de remplir cette tâche, ou, pourquoi pas, d’y trouver un certain plaisir. Mais leur compagne en a d’autres, bien arrêtées. Forte d’un savoir millénaire, et d’un empilement d’identifications à sa lignée maternelle, elle est convaincue de savoir mieux que lui comment il faut s’y prendre avec la maison, ou avec les jeunes enfants. Et entend lui imposer sa façon de faire. Que de conflits conjugaux prennent ici leur source ! ».
Les changements dans la vie des mères, s’expliquent aussi par les nouveautés produits et les innovations en équipements ménagers qui ont permis de faire gagner un temps considérable aux mères. 91% des mères françaises disent que les produits conçus pour optimiser le temps dans le quotidien des femmes ont enrichi et facilité leur vie.
Femmes européennes, des situations très différentes
Politiques gouvernementales, systèmes de garde, rôle et place du père… Chaque pays européen a sa propre spécificité liée à son histoire et à sa société. « Il est intéressant de noter qu’il existe une grande différence entre le nord et le sud de l’Europe – particulièrement en ce qui concerne le rôle parental stéréotypé des hommes et des femmes. L’impact significatif des économies de chaque pays a une influence sur le temps passé avec les enfants », souligne Anne Doberstein, Responsable des Recherches Consommateurs et Marché Europe de l’Ouest chez P&G.
Les pays nordiques sont très en avance sur les mentalités. En effet, dans toute l’Europe, les maris ou compagnons consacrent en moyenne près de 50 minutes par jour à l’éducation, aux travaux ménagers, etc. L’aide qu’une mère reçoit dans ce domaine est la plus importante au Danemark (64 minutes) et la plus faible en France (34 minutes).
Aujourd’hui, les femmes suédoises ont un taux d’activité et d’emploi parmi les plus élevés d’Europe, avec le Danemark et ce pays a fait le choix d’adapter ses institutions à la volonté des femmes de participer au marché du travail et celui d’une égalité réelle entre hommes et femmes au travail et dans les tâches parentales.
La France possède aussi une politique gouvernementale qui encourage et aide les familles nombreuses. Elle a l'un des plus vastes réseaux de structures d'accueil publiques de jour en Europe. L'attitude dominante est de considérer la garde des enfants comme une responsabilité devant être partagée entre l'État et les familles. La proportion de mères françaises qui ont des enfants en bas âge et qui, elles aussi, travaillent est similaire à celle constatée en Autriche et en Suisse. Elle n'est dépassée que par les pays scandinaves (à l'exclusion de la Finlande).
Le triptyque femme, mère et vie professionnelle n’est pas encore évident dans la plupart des pays européens. En France, la principale préoccupation des mères est de parvenir au juste équilibre entre leur activité professionnelle et leur vie de famille. Au niveau international, la France est présentée comme l'exemple à suivre pour aborder sa carrière professionnelle et sa vie familiale lorsque l'on est une mère. Il semble toutefois que plus la définition de ce qui s'apparente à une vie familiale saine devient exigeante et complexe, plus il est difficile pour les mères françaises de trouver cet équilibre.
Eclairage de Serge Hefez :
« Les hommes et les femmes en Europe ont incontestablement entamé une marche vers la ressemblance ; ils tendent à occuper les mêmes fonctions, à jouer les mêmes rôles, en tout cas bien davantage qu’il y a trente ou quarante ans. Ces changements sont bien sûr inégaux du nord au sud, les pays nordiques étant depuis toujours en avance sur les pays latins quant à l’égalité des sexes et la remise en question des codes de la virilité. Les femmes ont beaucoup gagné à cette évolution, et les hommes commencent à réaliser qu’ils n’ont pas tout à perdre dans la remise en question de la sacro sainte domination masculine. Il leur revient davantage aujourd’hui de faire la preuve qu’ils sont prêts à cette évolution. Et pourtant ce sont leurs compagnes qui laissent encore la culpabilité les envahir, qui ne réalisent jamais leur idéal de perfection, qui se démènent dans ce qui n’est pas seulement un triptyque mais un « quadriptyque » : si elles se préoccupent de leur métier, de leur foyer et de leurs enfants, leur relation conjugale est également au cœur de leurs inquiétudes. Elles savent parfaitement que ce lien est devenu le maillon faible de nos sociétés, et ce sont elles qui, le plus souvent, s’investissent pour le nourrir et le vivifier».
L’étude a été réalisée par le Centre de recherches sur les questions sociales (Social Issues Research Centre, SIRC) pour le compte de P&G en octobre-décembre 2011. La recherche comprend deux éléments :
1. Un examen des données et statistiques depuis les années 1930 jusqu’à nos jours.
2. Une étude quantitative portant sur 9 582 mamans
Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, est responsable de l'unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris.