Dans un premier article, André Masson examine les transferts publics entre générations et les modalités qui permettraient de les rendre soutenables à long terme. Après un rappel du « triangle idéologique » des discours sociogénérationnels ( paradigmes du libre agent, de l’égalité citoyenne, et multisolidaire) et des dilemmes sous-jacents pour l’État, il analyse les modalités de transfert permettant d’assurer la solvabilité, à terme, de l’État-providence, selon les trois paradigmes identifiés : 1) retrait de l’État, promotion de l’épargne et de la rente viagère si la priorité est donnée au « libre agent » ; 2) réorientation de l’État en faveur de la jeunesse dans le cadre de l’« égalité citoyenne » ; 3) sauvegarde de la protection des plus âgés via un pacte social rénové dans l’optique « multisolidaire ». Mais André Masson souligne aussi combien il sera difficile d’engager une réforme ou l’autre dans un pays aussi tiraillé que la France entre ces trois voies d’avenir. Enfin, il propose, en annexe, un développement plus détaillé, focalisé sur les voies de réforme possibles du système de retraite dans un cadre multisolidaire (qui est parfois considéré comme le paradigme dominant en France).
Le second article, de Luc Arrondel et André Masson, porte sur les transferts privés entre générations et les actions possibles pour rendre la société française moins patrimoniale. Après une brève discussion sur la réalité du déséquilibre intergénérationnel qui s’instaurerait entre les seniors d’aujourd’hui et leurs enfants, les auteurs analysent les éléments qui témoignent du caractère de plus en plus patrimonial de la société française : part croissante des transmissions dans les ressources nationales et concentration accrue du patrimoine aux mains des plus âgés. Ils soulignent ainsi que depuis au moins 30 ans, la société française accorde de plus en plus de poids au patrimoine, à l’héritage et à la rente, et voit les inégalités de patrimoine se creuser entre les âges, mais aussi, à âge donné, entre héritiers et non-héritiers, entre propriétaires et locataires, etc. D’où la nécessité d’entreprendre des réformes, mais leur nature et leur temporalité sont intimement liées au paradigme social que l’on souhaite favoriser. Dans une optique marchande privilégiant la liberté des agents économiques, il s’agira de s usciter la consommation du patrimoine des seniors (aisés) ; dans une démarche recherchant l’égalité citoyenne, on misera davantage sur la fiscalité, en augmentant les impôts sur la détention et les fruits du patrimoine ; enfin, dans une vision multisolidaire, la solution pourra consister à imposer beaucoup plus fortement les héritages familiaux importants. Les auteurs précisent les pistes d’action envisageables dans ces trois directions, ainsi que les modalités à la fois pratiques et temporelles de leur mise en œuvre. Ils concluent in fine que les orientations à prendre en la matière impliquent de choisir clairement de privilégier l’une des trois valeurs républicaines (liberté, égalité ou solidarité) en essayant de ne pas trop léser les deux autres.
L'impact social et politique des religions
Un deuxième grand dossier figure au sommaire de ce numéro de Futuribles : l’impact social et politique des religions, traité au travers de six articles.
François Mabille ouvre ce dossier par un panorama de l’évolution récente des religions dans le monde et la présentation de quelques scénarios d’avenir possible pour plusieurs d’entre elles. Il commence par rappeler quelles sont les religions numériquement dominantes dans le monde (christianisme, islam, hindouisme…), quelle est leur répartition géographique et comment elle a évolué depuis près d’un siècle. Il souligne au passage les difficultés inhérentes à de telles évaluations statistiques dont les données peuvent être incomplètes, biaisées ou masquer des évolutions plus subtiles. Puis l’auteur analyse quatre grandes tendances qui se sont affirmées en matière de mondialisation des présences religieuses : le retour du religieux à l’agenda politique, l’élargissement du spectre des mouvements religieux, le rôle politique croissant des diasporas religieuses, et la vitalité à la fois de l’islam et du christianisme ; autant d’évolutions qui compliquent les processus possibles de sécularisation. L’auteur propose enfin trois coups de projecteur sur l’avenir respectivement du catholicisme (« de la crise à la décadence ? »), de l’ islam (« sécularisme, fondamentalisme ou libéralisme ? ») et du bouddhisme revisité à l’occidentale.
Ensuite, Pierre Bréchon, qui a coordonné le dossier, propose une analyse des effets sociopolitiques de la dimension religieuse en Europe. S’appuyant sur les résultats de la dernière enquête de l’European Values Study (2008), il montre ainsi l’influence du facteur religieux sur les systèmes de valeurs : différences culturelles entre pays selon la religion dominante, influence des identités religieuses individuelles (appartenance, pratique) dans l’attachement à certaines valeurs, poids respectif des dimensions géographique et religieuse dans les systèmes de valeurs… À quelques nuances près, il en ressort que les valeurs dominantes relevées pour les divers espaces « géoreligieux » identifiés concordent avec celles des individus se réclamant de la mouvance religieuse correspondante. Les protestants affichent ainsi des valeurs plus modernes (moindre attachement au modèle familial traditionnel, libéralisme accru en matière de mœurs, plus grande politisation…), tout comme ceux qui ne revendiquent aucune appartenance religieuse (dont le nombre augmente notablement) ; les musulmans et les orthodoxes ont un système de valeurs plus traditionnel (famille, mœurs, autorité, fierté nationale…) ; et les catholiques, une position médiane. Pierre Bréchon étudie ensuite le poids spécifique des variables religieuses dans les systèmes de valeurs, via une analyse statistique « toute choses égales par ailleurs » croisant d’autres variables (sexe, âge, revenu…). Il en conclut que c’est la géographie religieuse qui introduit les différences les plus notables dans les systèmes de valeurs et non les dimensions individuelles de la religiosité (telle l’appartenance déclarée), et que si l’appartenance confessionnelle n’est guère discriminante, en revanche le degré de religiosité influe nettement plus sur les valeurs (dans le sens d’un plus grand traditionalisme), ce quelle que soit la confession.
Philippe Portier s’intéresse à l’ évolution des relations entre Églises et États en Europe occidentale. Rappelant tout d’abord le poids des héritages, il présente les deux modèles dominants : le modèle de confessionnalité dans lequel une religion est officiellement distinguée des autres (qui concerne notamment les pays protestants et orthodoxes) et le modèle de séparation Église / État, soit souple (dans les pays du centre de l’Europe), soit rigide (principalement en France). Mais l’auteur souligne ensuite une tendance de plus en plus marquée, sur longue période, au « croisement des trajectoires », autrement dit à un mouvement simultané de « déconfessionnalisation » dans les pays de tradition catholique (Italie, Espagne), mais aussi luthériens (comme la Norvège) ou orthodoxes (comme la Grèce), et de réassociation du religieux à la sphère publique (en France en particulier). Ces évolutions pourraient bien figurer, selon l’auteur, l’émergence d’un modèle commun de laïcité qui, sans gommer totalement les différences nationales de régulation des croyances, les rapprocherait d’un système relativement unifié de « séparation coopérative ».
Franck Frégosi étudie la place de l’islam dans les sociétés européennes. Après un bref rappel de l’histoire de la présence de la religion musulmane en Europe, l’auteur précise les différents visages de l’islam en Europe : clivages ethniques liés aux régions d’origine des musulmans européens, clivages générationnels entre l’islam pratiqué par les jeunes générations et celui de leurs aînés, et clivages idéologiques. Il explore ensuite les trois voies suivant lesquelles s’exprime actuellement l’islam en Europe et leurs perspectives — islam minoritaire partisan d’une certaine orthodoxie, islam standardisé plutôt radical revendiquant une capacité d’application universelle, et sécularisation. Franck Frégosi souligne aussi le caractère mitigé de l’intégration économique des musulmans en Europe et les difficultés auxquelles ils se heurtent en matière d’emploi, par exemple en France, eu égard au souci récurrent de respect de la laïcité dans la sphère publique et aux velléités d’y adjoindre l’espace de l’entreprise privée. Ces différents éléments donnent à penser, selon l’auteur, que l’islam européen est en phase de maturité et d’adaptation à la tradition de sécularisation qui prévaut en Europe occidentale.
Jean-Paul Burdy et Jean Marcou analysent, quant à eux, le rôle joué par l’islam et les islamistes dans les « printemps arabes » des deux dernières années, et celui qu’ils jouent aujourd’hui dans les transitions politiques en cours. Ils rappellent en premier lieu que les révolutions arabes ont été déclenchées par des mouvements de contestation avant tout sociaux et politiques, rejoints après coup par les islamistes (généralement bien implantés dans les milieux populaires des pays concernés). Les auteurs montrent ensuite comment les islamistes, à l’instar des Frères musulmans, ont tiré parti de ces soulèvements pour arriver au pouvoir (en Tunisie et en Égypte en particulier), mais aussi combien leur ligne idéologique ne faisait que conforter une organisation sociopolitique dominée de facto de longue date par la charia ; ils présentent aussi les divergences existant en la matière entre les différents pays arabes concernés par les « printemps arabes », les modèles référentiels revendiqués… Ils étudient en particulier les enjeux confessionnels (rivalité chiites / sunnites) qui ont émergé dans des États tels que le Bahreïn ou la Syrie, et l’ instrumentalisation qui en a été faite par certains acteurs, contestant néanmoins la « lecture simplificatrice » consistant à opposer l’« arc chiite » au « bloc sunnite » dans le monde arabe, alors que dans bien des cas, c’est la Realpolitik qui, très classiquement, y motive les positions et actions des États.
Jean-François Mayer clôt ce dossier par un article sur le concept de « fondamentalisme ». Souvent employée dans des contextes très différents, pour ne pas dire à tort et à travers, la notion de fondamentalisme a un sens bien précis dans l’univers des religions, comme il le montre ici. Rappelant l’ émergence du fondamentalisme, aux États-Unis, au sein de la communauté protestante et l’entrée de cette mouvance en politique, l’auteur analyse ensuite dans quelle mesure ce concept a pu s’étendre à d’autres groupes religieux et ce qu’il recouvre alors. Il souligne ainsi, entre autres, la crainte des fondamentalistes de voir les valeurs qu’ils prônent menacées ; certaines évolutions de la société moderne qu’ils jugent déviantes (droit à l’avortement, tolérance à l’égard des homosexuels, détachement de certaines forces politiques vis-à-vis du religieux…) ; la référence fréquente des fondamentalistes à un passé idéalisé de leur courant religieux, etc. Il insiste surtout sur la grande diversité des groupes susceptibles d’être classés dans cette catégorie, des contextes dans lesquels ils évoluent, et donc, subséquemment, des pratiques politiques qui sont les leurs. Partant des enseignements tirés des analyses comparatives ayant nourri cette réflexion, Jean-François Mayer propose une nouvelle typologie susceptible de couvrir les différentes formes de fondamentalismes, en quatre catégories : mouvements protestataires conservateurs, restaurateurs, réformateurs et transformateurs. Il s’intéresse enfin à l’impact des fondamentalismes sur les sociétés dans lesquelles ils sont implantés — risque de dénigrement des groupes minoritaires ; poids politique variable selon les contextes et les religions…
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